J'ai trop bu et comme chaque fois, je me retourne assis sur le toit les pieds dans le vide, à contempler les étoiles en repensant à ma vie. J'ai des images de ma mère, une en particulier. Son dos vêtu d'un gilet rose qui s'éloigne avec ma petite sœur dans les bras. Ses longs cheveux qui volent derrière puis c'est le claquement de la portière du taxis dans lequel elle monte. C'est la dernière fois que je l'ai vu, je devais avoir 4 ans. À l'époque je me souviens avoir pleuré pendant des semaines. Encore aujourd'hui je pleure parfois, espérant au fond de moi que ma mère revienne, m'enlace dans ses bras en me disant que maintenant tout ira bien.

Je sais que ma lueur d'espoir est idiote et que cela n'arrivera jamais. Malgré tout en regardant le ciel je cherche toujours l'étoile la plus brillante et je prie pour qu'un jour je ne sois plus seul. Si j'espère que ma mère revienne, ce n'est pas le cas pour mon père. Lui aussi m'a abandonné pour fuir ses créanciers. Je ne compte plus les années d'absence et j'ai arrêté d'espérer qu'il change. La dernière fois qu'il est venu, il a volé tout l'argent que j'économisais et il a disparu, m'envoyant simplement un sms en me disant que c'était un emprunt et qu'il me rebrousserait le triple quand son projet fonctionnerait. Quel projet, aucune idée, il a toujours essayé de montrer des entreprises, de gagner beaucoup d'argent rapidement. Cela ne s'est jamais produit et à part s'endetter un peu plus, je crois qu'il n'a jamais rien réussis.

Je soupire en fermant les yeux un instant, balayant la lumière des étoiles ternis par les larmes qui emplissent mes yeux. L'obscurité de mes paupières me glace le sang et en même temps c'est rassurant. Je me retrouve seul face à moi, la seule personne sur qui je peux. Alors je ressemble mes forces et j'essaye de trouver le courage de ravaler mes larmes. Malheureusement avec l'alcool c'est compliqué et mon corps est parcouru d'une secousse qui fait céder le barrage mental que je m'efforce de solidifier au quotidien.

Je ne peux pas retenir les sanglots qui prennent possession de moi. Je suis tremblant alors qu'il ne fait même pas si froid. Je vois flou à cause des larmes. Les poings serrés, je renifle en pleurant. Est-ce que je suis voué à galérer, à me battre pour survivre jusqu'à la fin de mes jours. Je pensais qu'en grandissant les choses s'arrangeraient. Devenir adulte était un objectif à part entière quand j'étais plus jeune. Je me disais que quand je serais plus grand, je pourrais devenir un adulte normal, avec un bon travail et mettre derrière moi ses années de pauvreté. Seulement je réalise que ce n'est pas si facile.

Je prends conscience chaque jour que la société n'a pas de place pour moi. Trop jeune pour ceci, pas assez bon pour cela. Je n'ai pas le droit à un part de gâteau. Je me contente des restes, des miettes que ceux au-dessus de moi ne veulent pas. Ça a toujours été comme ça, à l'école j'étais le garçon à éviter, le garçon maudit qu'il ne fallait surtout pas fréquenter. Au collège ce n'était pas mieux et le manque de moyens était si évident que j'ai été mis à l'écart, qui voudrait fréquenter le garçon qui n'a pas les moyens de s'acheter une nouvelle chemise si l'ancienne est déchiré. C'est d'ailleurs à cette époque que le harcèlement a commencé et il s'est intensifié au lycée, jusqu'au drame.

Je me souviendrais toujours de cette journée. J'ai vraiment eu des pensées suicidaires après ça. Une fille avait profité de ma naïveté, me faisant croire qu'elle était intéressée et je me suis retrouvé le caleçon sur les chevilles. La suite, une photo de moi a été affichées partout dans cette position dégradante où on pouvait clairement voir que j'étais un éjaculateur précoce. Cette histoire m'a profondément marqué. Ma seule expérience sexuelle si on peut dire. La seule fois ou une personne m'a touché...pour me bafouer. Autant dire que depuis j'éloigne les filles de moi autant que possible. L'amour j'y crois, ou du moins j'espère qu'il existe, comme j'espère que ma mère reviendra. Au fond je sais que c'est faux, ma vie n'a rien d'un conte de fées, c'est plutôt un enfer quotidien entre les différents patrons qui me rabaissent, les clients qui se croient tout permis et les créanciers de mon père qui ne me tuent pas, simplement parce que je leur donne le peu que je gagne.

Oui il y a de quoi pleurer, mais au bout d'un moment mes larmes se tarissent. Parce qu'à force de pleurer, il n'y a plus de larmes à verser. Je me sens vide, démunie, faible, terriblement seul et j'avoue, j'ai la tête qui tourne. C'est peut-être le signe qu'il faut que j'aille dormir. Où au moins m'allonger quelques heures avant de reprendre sur mes livraisons à vélo. Un cercle infernal sans fin dont je ne vois pas le bout, c'est la meilleur définition que je puisse faire de ma vie.